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Le roman libertin


08 July 2017 | By Patrick Wald Lasowski | Copyedited by Boris Lopatinsky and Gu Yiqing

LE ROMAN LIBERTIN

 

 Patrick Wald Lasowski

Université Paris VIII 

pawalas@hotmail.com

 

[L’auteur]

C. D. : Patrick Wald Lasowski, vous enseignez la littérature française du dix-huitième siècle à l’Université Paris 8, vous avez édité dans la prestigieuse collection de la Pléiade deux volumes de Romanciers libertins du dix-huitième siècle, vous avez publié un Dictionnaire libertin.

 

[Résumé]

Définir un genre relève toujours du défi. Ce travail que mène depuis des années Patrick Wald LASOWSKI, semble arriver aujourd’hui à la sérénité que seuls les chercheurs de fond atteignent. Loin de stéréotypes et des présupposés l’auteur, nous propose une approche toute en finesse, qui nous éclaire sur une question qui loin d’être tranchée, semble nous permettre d’y voir plus clair. C’est dans cette optique que cet entretien prend place, ayant pour but de resserrer ce que peut revêtir clairement un roman dit « libertin » au XVIIIe. L’entretient, auquel réponds Wlad LASOWSKI est conduit par Colas DUFLOT, professeur à l’université de Paris X, spécialiste de la philosophie et de la diffusion des idées au XVIIIe siècle.

 

Avant d’en arriver au roman, nous pourrions peut-être revenir sur la définition du libertinage. Impiété ou recherche du plaisir ?

Grande question, en effet, de savoir si le libertin du XVIIIème siècle est un « homme impie » ou un « débauché ».  

Tantôt on souligne son irréligion, sa contestation savante, argumentée, obstinée, des dogmes de la religion, sans rapport avec la recherche du plaisir. Libertinage d’esprit, libertinage de créance, dont les philosophes sont les dangereux propagateurs, qui renversent, dit-on, les cadres de la pensée chrétienne, dont la « funeste influence » conduit au matérialisme.

Tantôt les jouissances terrestres se mêlent à l’impiété, et s’augmentent à travers la transgression délibérée des pratiques du culte. L’esprit fort se fait fort de faire fête le jour de la Passion, de se rendre au cabaret pendant la messe de Noël, de prendre pour maîtresse une religieuse ou de travestir sa maîtresse en habits ecclésiastiques pour ajouter du piquant au plaisir.

Tantôt, le gouffre de la volupté se suffit à lui-même. Dans son Dictionnaire critique, pittoresque et sentencieux, le marquis de Caraccioloi écrit que le mot libertin « ne signifie qu’un homme débauché, et non un impie », contrairement à ce qu’indiquent encore certains dictionnaires. Libertinage de mœurs.

À quoi il faut ajouter le libertinage de plume de ceux qui nous intéressent particulièrement, écrivains, peintres, sculpteurs, artistes qui se livrent à la représentation des scènes du plaisir.

Dans tous les cas, le maître mot est « dérèglement » : le libertin est l’être du dérèglement, celui par qui le dérèglement arrive.

C. D. : Le dix-huitième siècle voit l’émergence et le plein développement (et à mon sens également l’apogée) du roman libertin, qui prend pour principal sujet le récit des aventures amoureuses, dans tous les sens du terme, des personnages. Comment caractérisez-vous ce domaine dont vous êtes le grand spécialiste ?

P. W. L. : Permettez-moi de reprendre l’expression propre aux joueurs qui exigent qu’on « intéresse la partie ». Dans le roman libertin, la représentation de la scène sexuelle est ce qui intéresse la partie. Tel est l’enjeu. Avec sa part de risque, d’outrance et de malice.

Sans compter que le roman est lui-même, dans notre histoire, le péché originel de la littérature, rapidement passé de « récit d’amours et d’aventures » en  récit d’aventures amoureuses, comme vous le soulignez. Méprisé, considéré comme un genre inférieur, dénoncé comme un objet de scandale, à charge pour lui d’assumer cette flétrissure d’origine comme un défi, conformément à sa nature (en dépit de ceux qui voudraient relever le genre et lui donner, pour ainsi dire, ses lettres de noblesse). De sorte qu’on pourrait dire qu’affranchi de toute règle (esthétique, morale, politique), le roman est essentiellement libertin.

« En vérité », dit l’Évangile. « En réalité », dit le roman, dans son corps à corps avec le réel, dans l’urgence de représenter les appétits, les instincts, les soucis, les souffrances et les plaisirs des hommes. Voilà ce qui l’intéresse : le corps en mouvement dans le mouvement du monde.

« Femmes et filles plongées dans le désordre », écrit Diderot dans Les Bijoux indiscrets, il est impossible de garder le silence « sur vos dérèglements ». Le roman libertin entretient l’indiscrétion et fait rouler la grande rumeur sexuelle du monde. 

C. D. : Peut-on dire qu’il y a différents genres de romans libertins ? Faut-il distinguer l’obscène, qui dit explicitement le sexuel, et le gazé, qui en parle par allusions, euphémismes et métaphores 

P. W. L : Tout repose sur la langue, il s’agit d’enrichir les moyens par lesquels la langue dit le plaisir (ou feint de s’y refuser). Voyez comme dans Le Triomphe des religieuses, la sœur Dorothée, parlant de son confesseur, ne dit jamais que « mon fesseur » ; du vicaire, le « caire » ; du curé, le «  », pour éviter de prononcer un  mot infâme.  

La gaze est un tissu de soie claire. Couvrir de gaze, gazer, se dit pour atténuer les propos licencieux. Métaphores, allusions, équivoques permettent de tout dire - la nudité des corps, les scènes scandaleuses, le détail des postures - en couvrant le texte d’un voile de décence.  On utilisera aussi des mots latins, des astérisques, des points de suspension, ce que Pierre Bayle appelle « des expressions suspendues, vagues et énigmatiques ». Polyglottes, bavards, les bijoux de Diderot pratiquent les langues européennes. L’anagramme est un autre moyen, comme dans l’Histoire du prince Apprius, c’est-à-dire Priape, ou dans le conte de l’abbé de Bernis, Nocrion, qu’il faut lire à l’envers.

Tantôt, le libertin touche au réduit, soutient l’entretien, se montre le plus brillant du monde, multiplie les preuves de sa passion. Tantôt, confie le Portier des chartreux, « je me mis aussitôt à lui allonger des coups de cul, des coups de vit, qui lui allaient jusqu’au cœur ». Ici, sang-froid, politesse du code, allusion et soupirs. Là, brutalité, cynisme, franchise de la langue.

C’est la leçon donnée aux filles dans plusieurs de nos romans. On leur demande de gazer les propos, parce que « les choses dites par leurs noms dégoûtent » ; on leur recommande d’utiliser la langue obscène, parce que le « terme propre placé à propos » produit plus d’effet qu’une image galante.

Sade en appelle résolument aux mots crus, qui fondent la communauté des Amis du crime (entendez : la communauté des Amis du roman) : « Parlez, Gernande ; vos amis vous suivront : souvenez-vous d'écarter les gazes, de peindre à nu, et d'employer tous les mots techniques. »

C’est ainsi que le mot foutre donne corps à cette puissance de la langue à provoquer et convoquer le réel.

Mais attention : gazer les obscénités n'est pas une délicatesse qui chercherait à protéger la pudeur du lecteur. La malice, dans La Nuit et le Moment de Crébillon, dans Angola de La Morlière, consiste à rapporter des scènes, des situations, des actes sexuels dans une langue à ce point cryptée que le lecteur se demande ce que les amants sont en train de faire. La provocation, dans les contes de l’abbé de Voisenon, vérifie jusqu'où la gaze peut tenir, lorsqu’on les « anneaux » des femmes et les grands et petits « doigts » des hommes peuplent le texte jusqu’à l’étouffement.   

C. D. : Comment expliquer cette inflation des romans relevant du genre libertin au dix-huitième siècle ? 

P. W. L. : C’est, d’une part, l’histoire du roman lui-même, le succès extraordinaire qu’il connaît au long du siècle qu’il faudrait interroger. Voyez les précieuses analyses de la critique littéraire sur les  liens que nouent les romans des Lumières entre la représentation des valeurs collectives et l’exploration de la conscience individuelle, le déchiffrement des codes sociaux et les mutations de la sensibilité, la charge des interdits et la passion de la communication. Combien de romans bénéficient alors de la permission tacite, tant leur succès est grand, tant il est impensable de les interdire. Et quel chantier extraordinaire que l’imagination romanesque frottée au questionnement philosophique ! Le scepticisme, l’hédonisme, l’épicurisme, le militantisme encyclopédique, la mise en cause de la providence, la négation de l’immortalité de l’âme, l’antispiritualisme fondé sur la machine trouvent dans le roman libertin un formidable champ d’expérimentation.

À quoi s’ajoute parallèlement (mais c’est la même histoire, mais c’est le même enjeu) la culture du plaisir qui se forme, qui s’impose après la mort de Louis XIV, dans l’effervescence de la Régence, dans les plus belles années du règne de Louis XV. Saint-Simon raconte comment, à Versailles, aux trois messes de minuit de Noël, Philippe d’Orléans montre une application extraordinaire à lire son livre de prières. Émue de ce retour de foi, son ancienne gouvernante le complimente : « Vous êtes bien sotte, madame  Imbert  », lui répond le Régent. C’est Rabelais qu’il avait apporté de peur de s’ennuyer.  Livre contre livre. Livre profane contre livre sacré. Le roman travaille à la laïcisation du siècle.

C’est le mot du Portier des chartreux : « Parlons raisonnablement : dis-moi un peu, qu’est-ce que la fouterie. » Réhabiliter le plaisir, en appeler à la raison, vérifier chaque jour le rôle de l’expérience, découvrir le monde tel qu’il est : le roman est une déclaration d’athéisme. 

C. D. : Ces romans sont l’objet de tout un commerce clandestin ?

P. W. L. : Traqués par la police, les traités antireligieux, les pamphlets politiques, les ouvrages obscènes partagent le même itinéraire (et sont plus ou moins poursuivis, selon le cas, selon « la virulence du poison »). Imprimés en dehors du royaume, ils sont expédiés de Londres, d’Amsterdam, de La Haye, de Bruxelles, d’Hambourg, de Genève, de Lausanne, j’en passe naturellement. Ces « drogues » traversent les frontières par terre ou par mer, à travers les sentiers de montagne, dans les cales des navires, en feuilles, pour être entreposés à proximité de Paris et franchir les barrières de la capitale dans le double fond d’un carrosse, dans les poches, sous les jupes, avant d’être brochés chez un libraire, qui les vend clandestinement, tandis que les colporteurs les proposent sur les quais, dans les jardins de Versailles ou du Palais-Royal. Les imprimeurs français ne sont pas en reste. Paris, Rouen, Reims, Avignon participent activement à l’impression des ouvrages « marrons ». Certains imprimeurs ont leur réputation. Les mouches et les inspecteurs qui les surveillent n’attendent qu’un faux pas.

Sur la couverture du roman, le génie libertin de l’imprimerie annonce des ouvrages imprimés À Cythère, À Luxuropolis, Au Japon, À Cent lieux de la Bastille. Le lieu idéal est ici : Aux Enfers.

La tension entre la gaze et l’obscénité se retrouve. Néraïr et Melhoé de Henri Barthélemy de Blanes est Imprimé à ***, se vend à ***, l’an de l’âge de l’auteur LX ; Le Bordel ou Le jean Foutre puni du comte de Caylus est publié À Ancone, chez la veuve Grosse-Motte. L’imprimé est saisi par la débauche.

Les événements politiques, le contexte social, les personnalités en charge contribuent au relâchement ou, au contraire, à l’intensification de la répression. L’attentat de Damiens, par exemple, en avril 1757, excite les recherches policières contre les ouvrages interdits, dont les auteurs, imprimeurs, vendeurs sont menacés d’amende, de prison, d’exil, jusqu’au carcan et à la flétrissure pour les colporteurs, jusqu’à la destruction des presses pour les imprimeurs. 

C. D. : Vous avez récemment publié un livre intitulé Scènes du plaisir, consacré à la gravure libertine. L’illustration est une partie intégrante de ces romans ?  Y a-t-il ici une évolution dans la représentation de ces scènes ? 

P. W. L. : En janvier 1749, Les cinq années littéraires de Pierre Clément signale que Thérèse philosophe, le roman du marquis d’Argens, se vend très cher « parce qu’il est nouveau, proscrit, orné d’estampes infâmes, en un mot libertin en tout sens et à toute outrance ». On ne peut imaginer meilleure définition, meilleure « publicité ». L’écriture romanesque se donne la peinture du plaisir pour objet. Comment dessinateurs et graveurs échapperaient-ils au défi ? Les livres illustrés sont les fleurons de la bibliothèque libertine.

En-deçà des tensions particulières entre le texte et l’image au sein du livre, c’est le défi de la gravure libertine, qui fait la lumière sur la scène sexuelle, au vu et au su de celui qui regarde et n’en revient pas de voir ce qui s’expose sous ses yeux. Vénus veut qu’on ait « l’esprit développé [délivré] des ténèbres, et débarrassé de toutes sortes d’inquiétudes », écrit l’abbé Barrin dans Vénus dans le cloître, dont les éditions successives s’enrichiront, bien sûr, au long du XVIIIème siècle, de figures gravées en taille douce. L’art d’aimer appelle l’accompagnement de gravures dans l’intrépidité du plein jour.

C’est qu’en faisant du spectacle sexuel son principal motif, le roman appelle l’illustration. L’Histoire de dom B*** comprend dix-huit gravures en 1741 ; vingt-et-une en 1748 ; vingt-quatre en 1787. On trouve dans la première édition de Thérèse philosophe (1748) une Explication des seize estampes contenues dans cet ouvrage ; vingt-cinq illustrations attribuées à Delcroche dans l’édition sans lieu ni date entre 1770 et 1780 ; treize illustrations dans la Nouvelle édition très complète, imprimée avec loisir, et par cette raison plus correcte que toutes les précédentes, enrichie de jolies estampes de 1774 ; quarante illustrations attribuées à Binet en 1782 ; vingt figures de Borel gravées par Elluin dans la Nouvelle édition, augmentée d’un plus grand nombre de figures que toutes les précédentes de 1785.

Toujours plus !

Il y a une vérité du voyeurisme. C’est le spectacle que forment les corps saisis par le désir, c’est la nature spectaculaire de la scène sexuelle. La perversion du voyeur consiste à occuper une place qui le dépasse, qui ne s’offre à personne, mais au relief des corps, au mouvement des lignes, aux jeux de l’ombre et de la lumière dont la gravure se saisit.   

Il y a naturellement, ici aussi, la tension entre la malice de l’estampe galante et la brutalité de l’image obscène, l’une et l’autre du reste débordées par la question des bizarreries, qui marque l’évolution de la gravure libertine.

On est loin des vingt postures dites de l’Arétin (Jules Romain gravé par Marc-Antoine Raimondi), qui représentent un couple hétérosexuel faisant l’amour. Il s’agit désormais des « goûts singuliers », des « goûts de fantaisie », des « bizarres fantaisies », des « complaisances bizarres » que montrent ou réclament les hommes dans le plaisir. Chaque rapport sexuel est un cas particulier. Texte et image mêlés, le roman libertin se fait album de fantaisies, traité des bizarreries sexuelles.

Jusqu’au frontispice et aux « cent sujets gravés avec soin » des dix volumes de La nouvelle Justine de Sade avec en épigraphe : 

              On n’est point criminel pour faire la peinture

              Des bizarres penchants qu’inspire la nature.      

C’est un sommet.

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